LADAKH : FAISEUR DE PLUIE (ET DE BEAU TEMPS)

LADAKH : FAISEUR DE PLUIE (ET DE BEAU TEMPS)

Après les pluies torrentielles des derniers jours de cet été 76, les ombres bleutées de la pleine lune de septembre jouaient sur le toit en pagode du petit temple de Choglamsar au Ladakh où venait de s’achever la grande initiation du Kalachakra, la Roue du Temps, que le Dalaï Lama avait donnée pour la première fois sur les rives de l’Indus.

Une semaine à peine s’était écoulée depuis l’arrivée majestueuse du Dalaï Lama au monastère de Lamayuru, puis son entrée dans Leh, la petite capitale du Ladakh. Mais comme prélude à la grande initiation, la pluie qui s’était mise à tomber, une grosse pluie de queue de mousson, noyant dans un lac de boue les milliers de moines et de laïcs – Tibétains en exil, nomades du Chanthang, Ladakhis, Zanskaris, Lahoulis, Bhoutanais et Occidentaux – assis impassibles pendant quatre jours sous les trombes d’eau.

Ngagpa Rinpoché, le Précieux Yogui, était assis jambes croisées sur des coussins au-dessus desquels était jeté un tapis tibétain. Il portait la robe blanche des yogui et la chemise jaune des moines. Ses cheveux noués en chignon sur le sommet de son crâne étaient retenus par une épaisse barrette en argent. Dans sa main droite à la hauteur de l’épaule, il tenait un damarou, sorte de tambour à deux faces, qu’il agitait d’un lent mouvement rotatif du poignet, tandis que de sa main gauche il faisait tinter une clochette. Son chant était modulé et puissant, sa voix était apaisante mais c’étaient surtout ses yeux qui retenaient l’attention : ils étaient grands ouverts et regardaient sans voir, absorbés dans la contemplation d’une réalité à laquelle vous n’aviez pas accès. Parfois il échangeait la cloche pour le kangling, une trompe taillée dans un fémur humain d’où s’échappait alors une longue plainte vibrante qui déchirait l’espace.

Avec les derniers vers du rituel, le Lama rangea tranquillement ses instruments et les feuillets épars devant lui et nous regarda avec un large sourire en sirotant sa tasse de thé :

- Ce rituel s’appelle Chöd en tibétain, trancher les démons, dit-il, c’est l’une des plus belles et des plus puissantes pratiques de la tradition tibétaine ; elle est particulièrement utile et efficace de nos jours pour subjuguer les démons.
Sortant de ma torpeur, j’osai cependant la question que tout le monde se posait depuis deux jours :

- Euh, excusez-moi, Rinpoché, mais la pluie ?

A cette époque, Ngagpa Rinpoché était connu comme le faiseur de pluie du Dalaï Lama, terme impropre en l’occurrence puisque sa tâche en ces jours d’initiation consistait plus à disperser les gros nuages de mousson qu’à les faire venir. Tandis qu’au cœur du petit temple, le Dalaï Lama entouré de ses moines consacrait le grand mandala en sable pour l’initiation, Ngagpa Rinpoché arpentait à grands pas les quatre coins de la vaste esplanade, enjambant des obstacles invisibles, courant ici ou là en brandissant sa dague et son damarou vers le ciel en chantant à tue-tête ou s’arrêtant parfois pour proférer des menaces vers quelques divinités ou démons visibles de lui seul, sous les regards un peu effrayés de la foule ruisselante.

- Ah, la pluie ? dit-il en riant, pas de problèmes, on s’en occupe !

Le fait est qu’il s’en occupa. Deux jours plus tard, et contre toute attente, le jour de la pleine lune et de l’initiation proprement dite, c’est sous un soleil resplendissant que Tenzin Gyamtso, le XIVe Dalaï Lama, le Joyau-qui-Accomplit-les-Souhaits, incarnation vivante d’Avalo¬kiteshvara, pu conférer à la foule venue de toutes les régions himalayennes, la grande initiation du Kalachakra Tantra et bénir individuellement, pendant plus de dix heures, les fidèles dont l’interminable colonne semblait ne jamais devoir s’achever. Ngagpa Rinpoché ne déambulait plus que pour la forme, sous les regards maintenant admiratifs et respectueux, afin de garder les divinités apaisées sous contrôle.

Jérome Edou